En janvier 2026, la Maison célèbre les 130 ans de sa toile emblématique à travers trois collections capsules et une campagne mondiale. Au-delà de l’anniversaire commercial, c’est l’histoire d’un geste graphique devenu patrimoine mondial du luxe qui s’écrit.
Un hommage filial devenu grammaire universelle
En 1896, Georges Vuitton ne cherche pas à créer un motif décoratif. Quatre ans après la mort de son père Louis, il conçoit un système de protection contre la contrefaçon — les malles Vuitton sont alors massivement copiées. Les initiales LV entrelacées, accompagnées de fleurs stylisées à quatre pétales, puisent dans deux courants esthétiques du Paris de la fin du siècle : les ornements néogothiques des cathédrales françaises, avec leurs quadrilobes et rosaces, et les mon japonais, ces emblèmes familiaux circulaires qui fascinent les artistes européens depuis l’ouverture du Japon en 1853.
Le brevet, déposé le 11 janvier 1897, précise que le motif peut être « imprimé ou embossé sur tout type de matière, toile, cuir, cuir synthétique, papier, et dans toutes les couleurs ». Cette formulation, d’une modernité frappante, contient déjà l’intuition de ce que le Monogram deviendra : non pas un dessin figé, mais une matrice capable d’absorber les techniques futures. Gaston-Louis Vuitton, petit-fils du fondateur, rappellera en 1965 que « dans un premier temps, le public préférait encore les toiles à carreaux ou à rayures ». Le Monogram s’impose par sa persistance, pas par son succès immédiat.





























L’évolution technique comme condition de survie
La première toile Monogram, tissée sur métier Jacquard en fils de lin écru et terre de Sienne, apparaît en léger relief — une signature tactile autant que visuelle. Vers 1902, la technique du pochoir apporte profondeur et nuances chromatiques. En 1959, l’introduction de la toile enduite — base coton protégée par un revêtement vinyle — marque une rupture fondamentale : le Monogram quitte les malles rigides pour habiller les premiers sacs souples. Le Keepall et le Speedy, nés dans les années 1930, trouvent alors leur expression définitive.
Cette capacité d’adaptation distingue le Monogram des autres motifs patrimoniaux du luxe. Là où le Damier reste prisonnier de sa géométrie, où le check Burberry lutte pour se libérer de son association à la doublure, le Monogram fonctionne comme un langage : il accepte les dialectes. Le Monogram Eclipse de 2017, en nuances graphite et noir, en constitue l’exemple récent. Obtenu par des techniques avancées de pigmentation et de superposition, il conserve la structure sémiotique du motif originel tout en en inversant la charge visuelle.
Trois collections, trois lectures du temps
Les capsules anniversaire déployées en janvier 2026 illustrent cette grammaire évolutive. La collection Monogram Origine revisite la première toile jacquard de 1896 à travers un mélange lin-coton décliné en quatre teintes pastel — Lin, Vert Asnières, Rose Ruban, Bleu Courrier — inspirées de la couverture d’un registre clients de 1908 retrouvé dans les archives. Chaque pièce s’accompagne d’un porte-adresse reproduisant la signature manuscrite de Louis Vuitton extraite du brevet de la Malle Plate de 1867.









La collection VVN — acronyme de Vache Végétale Naturelle — célèbre le cuir tanné végétal utilisé depuis 1880 sur les finitions des sacs Monogram. Chaque pièce, confectionnée en cuir non traité, développera une patine singulière au fil des années. C’est l’anti-thèse de la mode jetable : un objet qui se bonifie avec son propriétaire.


















Enfin, Time Trunk transpose l’héritage des malles rigides dans un langage contemporain. Présentée pour la première fois lors du défilé Femme Automne-Hiver 2018 de Nicolas Ghesquière, puis revisitée pour l’Automne-Hiver 2024 à l’occasion de ses dix ans à la direction artistique des collections Femme, elle reproduit en trompe-l’œil les textures et détails métalliques des malles historiques — coins, rivets, incrustations de cuir — grâce à une technique d’impression haute définition sur toile. L’héritage devient illusion. L’illusion devient désir.






Le Monogram comme espace de collaboration
Depuis le centenaire de 1996, où Vivienne Westwood, Azzedine Alaïa et Manolo Blahnik avaient réinterprété le motif, la Maison a fait du Monogram un support de dialogue avec les artistes. Takashi Murakami lui donne en 2003 une énergie kaléidoscopique avec le Monogram Coloré. Yayoi Kusama y insuffle ses pois hypnotiques en 2012, puis en 2023. Jeff Koons superpose en 2017 des chefs-d’œuvre de Léonard de Vinci et Claude Monet sur la toile emblématique. En 2021, Urs Fischer transforme le Monogram en abstraction mouvante.
Ces collaborations ne relèvent pas du simple partenariat marketing. Elles démontrent la capacité du motif à fonctionner comme un « degré zéro » graphique — suffisamment structuré pour être reconnaissable, suffisamment ouvert pour accueillir l’altérité créative. Le projet Celebrating Monogram de 2014, qui réunit Frank Gehry, Rei Kawakubo, Cindy Sherman, Karl Lagerfeld, Christian Louboutin et Marc Newson, constitue à cet égard un cas d’école : chaque créateur propose une silhouette radicalement différente, toutes immédiatement identifiables comme Vuitton.
Les cinq icônes : une archéologie du voyage moderne
La campagne anniversaire met en lumière cinq sacs de la collection permanente — Keepall (1930), Speedy (1930), Noé (1932), Alma (1992), Neverfull (2007). Chacun raconte une mutation du voyage.
Le Keepall, d’abord nommé « Tientout », répond à l’essor de la « génération week-end » des années 1930 — ces voyageurs qui ne veulent plus s’encombrer de malles rigides. Le Noé naît d’une commande d’un producteur de champagne : transporter cinq bouteilles, quatre debout et une, au centre, tête en bas. Gaston-Louis Vuitton transforme cette contrainte fonctionnelle en silhouette iconique. L’Alma, inspiré du modèle Squire de 1934, emprunte son nom à la place parisienne où l’élégance du 8e arrondissement rencontre le mouvement de la Seine. Le Neverfull, enfin, pèse 800 grammes pour une capacité de 100 kilogrammes — ratio qui résume l’obsession Vuitton pour l’alliance de la légèreté et de la résistance.





La campagne insiste sur la réparabilité de ces pièces : les sacs Icônes en Monogram « peuvent être réparés et entretenus avec soin, dans les magasins Louis Vuitton ainsi que dans des ateliers de réparation spécialisés à travers le monde ». Dans un contexte où l’industrie du luxe fait face à des interrogations croissantes sur sa durabilité, cet argument de transmission intergénérationnelle constitue une réponse stratégique.
Ce que célèbre vraiment cet anniversaire
Au-delà des collections capsules et des vitrines dédiées, les 130 ans du Monogram célèbrent un paradoxe fondateur du luxe contemporain : la capacité à incarner simultanément la permanence et la mutation. Georges Vuitton, en 1896, invente moins un motif qu’un protocole — un système de signes suffisamment robuste pour traverser les techniques, les directeurs artistiques et les collaborations sans perdre son identité.
Marc Jacobs de 1997 à 2013, Nicolas Ghesquière depuis 2013 pour les collections Femme, Virgil Abloh de 2018 à 2021 puis Pharrell Williams depuis 2022 pour les collections Homme : tous ont utilisé le Monogram comme matière première plutôt que comme contrainte. C’est peut-être là le véritable héritage de Georges Vuitton : avoir conçu, sans le savoir, le premier motif « open source » de l’histoire du luxe.

