Après John Malkovich, c’est au tour de Melanie Chisholm — alias Mel C, l’éternelle Sporty Spice des Spice Girls — d’incarner le Loafer Bag dans la dernière campagne de JW Anderson. Un choix de casting qui, loin de relever du hasard, traduit la stratégie singulière de Jonathan Anderson : opposer l’authenticité pop britannique au fétichisme conventionnel du luxe.
Un casting qui défie les codes de la maroquinerie aspirationnelle
La campagne précédente du Loafer Bag avait déjà convoqué John Malkovich, acteur intellectuel à l’ironie flegmatique, pour incarner ce sac inspiré du mocassin classique. Avec Mel C, membre fondatrice du groupe féminin ayant vendu plus de 100 millions de disques entre 1996 et 1998, JW Anderson poursuit une logique de rupture. Là où la plupart des maisons de luxe auraient misé sur une égérie du moment — mannequin ou actrice formatée par les réseaux sociaux — le créateur irlandais, désormais également à la tête de Dior après onze ans passés chez Loewe, préfère convoquer des figures au capital symbolique complexe, dont la légitimité ne repose pas sur un glamour standardisé.
Mel C incarne une forme d’anti-héroïne de la mode. Surnommée « Sporty Spice » au sein du groupe, elle s’était démarquée par son refus des talons hauts et des mini-robes, privilégiant survêtements Adidas et baskets. Cette image athlétique et accessible, qui contrastait avec le style plus apprêté de ses consœurs, en faisait la moins « fashion » des Spice Girls. Pourtant, c’est précisément cette authenticité revendiquée qui intéresse Jonathan Anderson : la possibilité d’ancrer un objet de luxe dans une réalité culturelle populaire, loin des poses léchées des campagnes aspirationnelles.






Le Loafer Bag comme manifeste d’hybridation
Lancé lors de la Fashion Week masculine printemps-été 2025, le Loafer Bag transpose les codes du mocassin penny en maroquinerie : détail « whale-tail » cousu main, semelle réinterprétée en base structurante, forme du welt transposée dans la poignée. Cette transposition littérale d’un vocabulaire de cordonnier vers la maroquinerie illustre l’obsession d’Anderson pour les hybridations formelles. Fabriqué en Italie en daim souple et cuir lisse, le sac pousse le mimétisme jusqu’au détail transformant un accessoire utilitaire en objet conceptuel.
La collection Resort printemps-été 2026 qui accompagne cette campagne poursuit la même logique : mailles filées dans les plus beaux fils, denim japonais développé avec des artisans spécialistes, pantalons inspirés d’archives en tweed Donegal et tartan Locharron, chaises fabriquées à la main en Angleterre. Chaque élément revendique une traçabilité, une provenance, un savoir-faire identifiable. Dans un contexte où Jonathan Anderson a récemment transformé JW Anderson en véritable plateforme lifestyle, suspendant les défilés traditionnels pour privilégier une approche slow fashion rythmée par les inspirations plutôt que par le calendrier saisonnier, cette insistance sur l’artisanat et les matières nobles prend une dimension stratégique.
La nostalgie des années 1990 comme caution culturelle
Le choix de Mel C s’inscrit dans un mouvement plus large de réhabilitation des icônes pop des années 1990 par la mode contemporaine. Les Spice Girls sont considérées comme des icônes du style des années 1990, leurs images et leurs looks devenant inextricablement liés à l’identité du groupe, de la robe Union Jack de Geri Halliwell aux chaussures plateformes Buffalo en passant par les imprimés léopard de Mel B. Cette décennie, marquée par une certaine insouciance pré-numérique et une culture pop encore centralisée autour de phénomènes médiatiques massifs, nourrit aujourd’hui une nostalgie fertile.
En 2025, les Spice Girls préparent activement la célébration du 30e anniversaire de « Wannabe », leur single fondateur sorti en 1996, avec potentiellement une tournée mondiale. Cette actualité place Mel C dans une temporalité propice : ni has-been oubliée, ni star ultra-médiatisée, elle occupe un entre-deux intéressant pour une marque qui cultive l’équilibre entre reconnaissance et discrétion. Depuis sa création en 2008, JW Anderson s’est imposée comme une marque primée de renommée internationale, remportant notamment en 2015 le British Fashion Award pour son travail aussi bien homme que femme .
Une stratégie de communication anti-aspirationnelle
Ce casting s’oppose frontalement aux codes traditionnels de la communication luxe. Là où les grandes maisons misent sur la jeunesse, la beauté stéréotypée et un certain formatage esthétique, Jonathan Anderson, qui a transformé Loewe en phénomène incontournable de la Fashion Week depuis 2013 avec des pièces trompe-l’œil, des robes-sculptures en forme d’Anthurium et les sacs Puzzle ou Flamenco, construit un univers à la fois conceptuel, ludique et résolument couture. La succession John Malkovich puis Mel C pour le même produit révèle une cohérence : privilégier des personnalités au capital symbolique dense, dont la légitimité repose sur une carrière accomplie et une authenticité perçue.
Cette approche fait écho à la transformation plus globale de JW Anderson. Depuis l’arrivée d’Anderson chez Dior, la marque JW Anderson évolue vers un modèle de retailer lifestyle mêlant ses propres créations à une sélection multi-marques, avec une esthétique singulière inspirée notamment par Terence Conran, fondateur d’Habitat. L’ouverture de boutiques à Londres, New York et Paris positionnées comme des lieux de vie plutôt que de simples points de vente participe de cette refonte identitaire.
Le Loafer Bag comme test de résilience commerciale
Présenté comme le seul sac visible lors des défilés printemps-été 2025, le Loafer Bag constitue un pari commercial autant qu’esthétique, succédant aux Pierce Bag, Anchor Bag et Bumper Bag dans la généalogie des it-bags JW Anderson . Sa distribution initiale — disponible depuis novembre 2024 dans les boutiques de Londres Soho, Milan, Tokyo Shibuya Parco et sur le site jwanderson.com — témoigne d’une stratégie de rareté maîtrisée.
L’objet séduit par son équilibre entre reconnaissance immédiate et surprise formelle : suffisamment lisible pour être identifiable, suffisamment singulier pour provoquer le double regard . Cette dualité reflète l’approche d’Anderson dans son ensemble : créer une mode transcendante où l’humour n’exclut pas la rigueur, où l’étrangeté devient outil de séduction, et où le luxe se réinvente en permanence.
Dans un contexte où la mode de luxe hésite entre surenchère aspirationnelle et quête d’authenticité, le duo Mel C/Loafer Bag propose une troisième voie : celle d’un luxe désinvolte, ancré dans une culture populaire assumée, qui refuse les postures et mise sur la densité symbolique des objets et de leurs incarnations. Une stratégie risquée, mais cohérente avec l’ADN d’une marque qui, depuis ses débuts, refuse les codes obsolètes et cherche à divertir plutôt qu’à impressionner.

