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Le Paris Russe de Chanel

by pascal iakovou
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PARIS RUSSE

Un flacon de parfum réduit à l’épure, une petite robe noire, un tailleur gansé épousant le corps avec fluidité : Gabrielle Chanel semble naturellement se ranger parmi ces modernistes rigoureux, partisans de l’économie de moyens, pour lesquels « l’ornement est un crime ».

C’est oublier qu’elle fut un être multiple, et qu’elle aima, autant que le dépouillement, le baroque le plus échevelé, les décors somptueux, l’or et le cristal de roche, Byzance etVenise.Tout fut d’abord chez elle affaire de désir, effet de rencontres et de passions.

Ainsi l’année même où Ernest Beaux, parfumeur à la cour des tsars, imagine pour elle la formule révolutionnaire du N°5, sa mode, quant à elle, prend des accents russes.
Une figure se profile derrière ce changement, élégante et discrète, celle du grand-duc Dimitri Pavlovitch, séduisant jeune homme aux yeux clairs, cousin du Tsar Nicolas II, que Chanel connaît depuis 1911 et retrouve à Biarritz en 1920. Ils auront une intense et brève aventure. Héros déchu d’une des plus somptueuses cours d’Europe, il lui découvre un univers de motifs et de formes qui trouve en elle un puissant écho.

L’amitié nouée, trois ans plus tôt, avec Misia Sert, cette « reine du baroque moderne, ayant organisé sa vie dans le bizarre, dans la nacre, dans le burgau »2 aura esquissé les premières notes du thème slave, pour le dire en termes musicaux, dans la vie de Chanel.

Sa fulgurante passion pour Dimitri donne à ce thème une nouvelle intensité qui se nourrit ensuite de sa rencontre avec les innombrables artistes fuyant la révolution : Stravinsky le premier, mais aussi Diaghilev, dont elle soutiendra l’aventure, et les magnétiques acteurs des Ballets Russes : Léonide Massine, Serge Lifar puis Boris Kochno.

Encore ne s’agit-il là que des figures pour ainsi dire héroïques d’un exode qui chassa vers l’Europe, la France et Paris en particulier une foule d’anonymes. Chanteurs et artistes, acteurs et musiciens, amiraux et aristocrates raffinés se virent contraints par la force des choses de trouver un nouvel emploi, à tous les sens du mot : ce sont « les princes avilis, les grandes dames vendant des fleurs, les officiers de la garde et les amiraux de la flotte impériale devenus serveurs, cuisiniers, portiers »3 qu’évoque Joseph Kessel dans Nuit de princes en 1927. Certains pousseront jusqu’à leurs anciens lieux de villégiature : Biarritz, comme le grand-duc Dimitri, ou Nice qui s’en trouva doté de l’éblouissante église du tsarévitch ou d’une improbable isba transplantée dans les jardins de Valrose.

Un Paris russe se dessine, ces mêmes années, à l’intérieur de Paris : ses hauts-lieux sont l’église Alexandre Nevski de la rue Daru, les restaurants Tchaïka ou Talisman, avenue de Suffren, Petrossian place saint Charles… Le XVIe et toute une portion du XVe arrondissement, rassemblent les « Russes blancs » les plus aisés, tandis que les moins favorisés transforment Boulogne-Billancourt, proche des usines automobiles, en « Billankoursk ». La nuit, tous se retrouvent au Yar, à la Troïka, au Château caucasien, rue Fontaine à Pigalle, et dans ces bars au décor de stuc Schéhérazade ou la Caravelle près des Champs Elysées où musiciens tsiganes, danseurs et magiciens s’ingénient à faire paraître les nuits plus courtes à ceux qui les écoutent, les menant jusqu’aux heures hallucinées du petit matin.

RUSSIE RÊVÉE

« Les Russes me fascinaient »,constate définitivement Chanel auprès de Paul Morand. Le vocabulaire de sa mode s’enrichit et se transforme : elle y introduit de longues tuniques, des vareuses, des pelisses, de grandes blouses ceinturées sur le modèle des traditionnelles roubachka et lorsque Vogue Paris remarque en 1923 la présence chez elle de motifs empruntés aux anciennes brodeuses russes, c’est qu’elle aura poussé la propre sœur de Dimitri, la grande-duchesse Marie Pavlovna, à ouvrir un atelier de broderies, baptisé Kitmir, s’en assurant l’exclusivité et ce dès 1921. Cette dernière se plaît à raconter que le succès de ces modèles brodés est tel qu’elle se cache des vendeuses lorsqu’elle rend visite à Gabrielle Chanel, déjà noyée sous les commandes. Le grand-duc Dimitri présente également à

son aimée quelques compatriotes exilés. Certains deviennent vite des intimes de la couturière tel le Prince Koutoussoff qu’elle embauche comme secrétaire particulier. Chanel se targue bientôt d’employer le Gotha russe aux postes de mannequins ou vendeuses notamment et revendique : « Ce sont les Russes qui ont appris aux femmes qu’il n’est pas déshonorant de travailler. Mes grandes duchesses faisaient du tricotage ».

Gabrielle Chanel ne mit pourtant jamais les pieds en Russie, qui resta pour elle une contrée imaginaire, obstinément rêvée. Et quel plus bel emblème donner à ce lointain empire, dans son décor quotidien de la rue Cambon, que ce miroir au cadre sculpté d’un aigle à deux têtes, faisant écho à l’aigle bicéphale de la Russie impériale regardant vers l’est et l’ouest, comme celui de la pièce éponyme de Jean Cocteau, elle aussi située dans une Slavonie de fantaisie ?…

C’est dans ce rêve que la collection de Haute Joaillerie LE PARIS RUSSE DE CHANEL prend sa source. L’aigle bicéphale y figure en bonne place, parfois réduit à un signe ou à une épure, associé à l’octogone (qui retrouve la forme du miroir) ou au camélia, dessinant le chaton d’une bague ou brillant au centre du collier d’un « ordre » imaginaire. Il est associé à de multiples variations sur quelques motifs des arts décoratifs russes : broderies aux couleurs vives des roubachka, découpes des kokochnik, coiffes de velours, de perles et de passementeries, foulards et imprimés du folklore traditionnel… Ils inspirent aussi bien la découpe en ogive de colliers ou de parures de tête que de délicats motifs d’oreilles, de grands sautoirs de perles ou des foulards de saphirs jaunes, de grenats, d’émeraudes et de diamants. Contrastant avec la lumineuse limpidité de ces derniers, une ligne de parures au chromatisme éclatant, retrouve ainsi la richesse des savoir-faire traditionnels en même temps que l’exubérance colorée des Ballets russes dont Chanel partagea l’aventure, la passion d’innover, l’exaltation des corps, le sens de l’amitié et le goût de la fête, cette célébration de l’instant dont l’envers est une nostalgie essentielle.

Traçant comme un fil dans la vie de la couturière, sa passion russe connut une sorte d’épilogue en 1967 avec le défilé de ses modèles organisé à Moscou sur la Place Rouge ; elle ne s’y rendit pas, et s’y fit représenter par ses mannequins qui, pour la remercier, lui ramenèrent des bouquets de blé. Associé à l’or et au soleil, symbole de chance, l’épi de blé, l’un des motifs fétiches de Chanel, est utilisé ici comme autre thème symbolique de la Russie. Les fragiles bouquets que lui offrirent ses mannequins, elle les garda autour d’elle, à côté de la gerbe de bronze doré qu’avait imaginée Robert Goossens pour son appartement, comme autant de fragments de cette contrée lointaine dont elle n’avait cessé de recueillir les échos, et qu’elle préféra laisser à l’état de rêve.

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