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Une voix noire de Serge Lutens

by pascal iakovou
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Une voix noire

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Ce n’était pas par souci de l’heure que Billie portait une montre. Sa circonférence, son poids suffisaient à démontrer que le poignet qui la baladait ne lui était pas attribué. D’or vrai ou faux – quelle importance ! – c’était une montre d’homme. Essentiellement, aux objets qui ne sont pas sur qui originellement, ils eussent dû se trouver, j’accorde le pouvoir du transfert et à terme, peut-être, celui de la métamorphose. Vous êtes possédé. Une couleur, un geste, une coiffure marquent l’affiliation. Je connais cela. Par eux, au plus haut ou en terre, vous êtes porté. Vous ne vous appartenez plus.

Le père de Billie, Clarence, avait 17 ans. Il jouait du banjo. La mère, Sadie, peu d’années en plus. Des hommes, elle aimait le mariage et la sécurité. Pas plus l’un que l’autre ne se reconnut. Billie resta seule, confiée à qui le pouvait bien. Lorsqu’entre deux tournées, Clarence en coup de vent passait la voir, il lui disait, et ceci malgré la dentelle fanant sa robe, qu’elle était un garçon manqué. Il l’appelait « mon p’tit Bill ». Son vrai nom, alors, était Eleonora. Tu honoreras ton père et ta mère. Tout cela, vous l’apprendrez par les biographies. Ce n’est pas mon propos. Si je vous parle de Billie, c’est sûrement un moyen détourné de le faire de moi-même. Le « je » m’est difficile. Ne vous trompez pas, je ne suis pas avec, mais en Billie.Dès que sur un drame de velours, montait sa voix, mes talons se haussaient. Le drap de serge d’une jupe droite entravait ma démarche. Un même tailleur mettait mes épaules au carré. Sans papier Job et pas plus de tabac, je tenais haut ma cigarette. Le temps d’un My man, je devenais Billie ou une cliente chic traversant son chant. Dès que l’aiguille quittait la cire, mes épaulettes comme la mousse du champagne s’affaissaient au ras des épaules. Mes pieds n’étaient qu’eux-mêmes, à plat, posés sur le plancher des hommes. La magie n’opérait plus. Le carrosse redevenait ce qu’il n’eut jamais dû cesser d’être : une citrouille. J’étais pourtant contaminé. Je suivais ma voie, et pour mieux en elle me retrouver, je l’écrivais.

Lorsque du sommeil, elle écarta les rideaux, le jour se teintait de nuit. Billie se maintenait aux habitudes. Longtemps amies, à force, elles devenaient ses ennemies. Malgré cela, ne leur trouvant pas de remplaçantes, elle en dépendait. D’abord par un comprimé, puis deux, puis… elle s’endormait dans la certitude de l’oubli. Ceux qu’elle avalait pour en sortir réveillaient une somnambule sur le faîte de la panique. Le café jouait le rôle d’un trait d’union. À petites gorgées, autour d’elle, se déposait du réel tellement vrai qu’il avait l’air rêvé. Lentement, la matière absorbante et duvetée de l’éveil, comme celle du buvard, remontait : la chute d’un bouton ne tenant qu’à un fil, le rouge du vernis écaillé montrant la couleur blanche des ongles. Enfin, une foule de petits riens qui, sans vraiment la mettre en vie, l’y faisait revenir.

Un bain, un bref passage devant la glace – elle prit à peine le temps de s’y repeigner – lui permirent de se ressaisir. Elle enfila n’importe quoi, dévala l’escalier et sans trop savoir ce qu’elle y faisait, se retrouva dans la rue. New York étouffait l’été. Au-dessus d’elle, comme d’un cocktail, le verre des gratte-ciel s’emplissait de lumière. Le soir avançait plus vite qu’elle. C’était l’heure, entre chien et loup, où chacun se confond. Son chemin la conduisait chez Covan’s, le club où elle chantait. Est-il possible qu’à force d’indifférence, le quartier tant et tant traversé, se soit vexé et qu’afin de le faire savoir, ait mené Billie dans la pénombre ? Les lampadaires haut perchés portaient des ombres et dans de larges intervalles, les abandonnaient aux ténèbres. Par l’une d’elles, Billie se devina approchée. Elle accéléra sa marche. La certitude la gagnait : on la suivait. Prenant sa source dans le ventre, au plus bleu des entrailles, la peur d’abord dans les jambes se ramifiait dans tout le corps. Maintenant, elle lui emboîtait le pas à tel point, que Billie entendait le heurt de ses talons résonner dans les semelles de qui la talonnait. Le silence avait des fers. Prêt à la fuite, son pied se chaussait de vitesse. Elle sentait le ressort de la gâchette se tendre sur le départ. Alors, elle s’immobilisa. La rue fut nue. La rumeur attendait, pour reprendre ses droits, un ordre du silence.

Billie revint à elle. Afin que cela se fasse, elle sortit un poudrier de son sac, l’ouvrit, et de la façon la moins naturelle du monde, avec la houppette, se repoudra. Une amoureuse se faisait belle. Seuls les faussaires reconnaissent le vrai. Lorsque le faux du semblant eût atteint son comble, faisant mine de juger de l’effet, elle éloigna le boîtier, et de droite à gauche, en tous sens, pivota le miroir. Ramenant le rétroviseur vers elle, elle n’y vit rien d’autre que feue Billie. Offrant à sa volte l’envolée d’une robe de bal, elle fit face au danger qui n’existait pas. À sa démarche, elle accorda la cadence de ses pensées. À demi-voix, elle se posait des questions et de l’autre moitié, s’y répondait. Ce n’était pas possible, elle ne rêvait pas ! D’un seul trait, elle s’avoua l’inavouable : « J’ai peur de mon ombre. »

L’enfance n’est jamais loin. Billie s’y ramena.

Un fantôme, c’est blanc, mais celui d’une esclave, c’est noir n’est-ce pas ? De ce qu’elle n’avait jamais oublié, tout à coup, elle se souvenait. L’oeil était celui de l’aïeule, Rebecca, celle dont, encore, elle portait la tombe sur le dos. Billie n’était alors qu’une enfant, l’ancêtre, elle, avait 96 ans. Elle vivait et dormait dans un fauteuil de chrome, ne devant, à part celui de sa vie, le quitter à aucun prix et pourtant… Ce jour-là, elle implora la gosse de l’aider à regagner son voeu : se reposer allongée sur le lit. Dès qu’elle eut exaucé son souhait, Billie la rejoignit et dans la tiédeur de sa bonne action, lui emboîta le corps. Dans cet abandon, l’une et l’autre apaisées s’endormirent. Lorsque Billie se réveilla, elle fut seule à le faire. Autour de son cou s’était refermé le bras affectueux de Rebecca. Prisonnière de l’os de ce cadenas, désespérément, Billie tenta de faire que le geste présent revienne au précédent. Elle supplia le cadavre. Il restait froid. Le squelette gardait la mémoire de sa dernière volonté. Elle injuria la dépouille : « Laisse-moi, fous le camp, tu m’dégoûtes. »

Rien n’y faisait. La morte ne lâchait pas prise. Billie hurla. On vint la délivrer. On la battit. Elle pensa le mériter.

Laissant le souvenir se perdre dans sa mémoire, Billie planta une cigarette entre ses lèvres, l’alluma, inspira une longue bouffée, et dans une langue que seule connaît la fumée, lâcha Rebecca. Machinalement, elle héla un taxi et comme la fourrure d’un renard dans un terrier, s’y engouffra.

✳ ✳ ✳

– Salut Billie !

C’était le portier, vêtu de bleu, galonné d’or. Il ôta sa casquette.

– Salut John !

Elle traînait la voix.

– Ça n’a pas l’air d’aller ?

– Ça, tu peux l’dire coco, et encore moins qu’tu crois !

Elle entra dans la boîte. Un condamné quittait son procès. Le sous-sol plongeait la loge dans l’obscurité. À tâtons, de l’aplat de la main, elle frôla le mur jusqu’à l’interrupteur qu’elle releva d’un coup bref de l’index.

Mimi, une gamine de 15 ans, posait sur l’oreiller que croisaient ses bras un sommeil d’abeille. Appuyée sur la tablette, devant les peignes et brosses alignés, elle s’éveilla. Les deux belles billes blanches que roulaient ses yeux s’allumèrent. Elle ne vivait que pour Billie.

Au sommet de son crâne, trois petites tresses se dressaient. Chacune d’elles, dans le satin d’un noeud rose vif, achevait la surprise. Elle les appelait « Mes kikis ». Un oisillon sortait de l’oeuf. Comme un serin quand on dévoile sa cage, Mimi rattrapait son chant perdu. Elle parlait tellement vite qu’on ne comprenait rien !

Billie se prit entre quatre yeux, s’approcha d’elle au plus près et en pleine figure, s’envoya : « Je suis affreuse », mais juste avant que la glace ne se referme sur cette sentence, elle s’en retira. On est brisé à moins.

De sorte, elle conjurait le sort, plantait un clou dans le bois d’une idole, déjouait le plan des esprits, les empêchait d’avoir prise sur elle. N’oublions pas que Billie trouvait ses racines en Afrique. Là seulement, l’apparition permettait la disparition. C’est seulement en convoquant l’affreuse qu’elle pouvait la chasser.

Une lampée de rhum fit le reste. Elle agissait.

Son maquillage avait le pouvoir du masque. Il la transfigurait. Billie accordait aux cheveux le même pouvoir que celui qu’aux sorcières et aux fées, on délègue. De leur humeur dépendait la réussite de sa coiffure. Elle se devait de les amadouer. À force de teindre, de décrêper, la chevelure ne gardait plus même l’idée d’avoir été ainsi nommée. Les dents du peigne ratissaient les longues mèches, que savamment, l’une après l’autre, Billie remontait au sommet de l’édifice et autour d’un creux entortillé d’épingles, rabattait.

Le dernier quart de l’ogive frisottait. Mimi, sur la flamme bleue d’un petit réchaud, avait posé le fer à défriser. Lorsqu’il fut chaud, elle tendit le manche à Billie qui maintenait coincée entre le médius et l’index, cette dernière longueur en visière. Folle Mimi ! Il était brûlant. Tout à coup, Billie fut au coeur du désastre. L’instrument en son bec retenait la laine brûlante dans un sourire – peut-être vous étonnerez-vous qu’un outil de coiffeur ose sourire, mais de la même façon que les oiseaux à longs becs et particulièrement les pélicans se moquent de nous, les fers à friser sont non seulement doués pour nous jouer des tours, mais aussi pour s’amuser de ceux qui en sont victimes.

L’enfer n’est pas si loin. Il sentait le roussi. Sortant des flammes, Billie dit au diable :

– Pauvre idiote ! Regarde-moi ça, t’es trop gourde !…

Mimi poussait de petits cris.

– Mais reste pas là plantée ! Il y a une fille à la boîte qui vend des fleurs.

Va m’la chercher…

Mimi fila. Un courant d’air claqua la porte. Tant bien que mal, Billie achevait de monter la cathédrale. De ses doigts, elle occupait l’impatience, imaginant des pétales qui s’ouvraient en corolles ou en bourgeons, à gré, se refermaient. Sur le lieu-dit de la brûlure, de sa main inversée, elle déposait ses fleurs de chair.

Mimi revint et de la même façon que si elle résultait d’un tour de prestidigitation, présenta :

– Lucy ! …Regarde Billie, on est sauvé, y’a tout c’qui faut !

En effet, une jeune fille chaussée d’escarpins perchait sur ses talons deux jambes quadrillées de résille noire. Un maillot court pareil de couleur la vêtait. Un large ruban passant sur la nuque maintenait, à hauteur de la taille, une corbeille disposant sur l’osier blond, un parterre blanc de gardénias. Lucy les proposa. Avec la fébrilité d’une fiancée de soldat devant le facteur, Billie tourna la tête et avec précaution, recueillit une hampe de neige qu’elle éleva jusqu’au point nommé « le brûlé ». Ce pansement immaculé, cette demi-couronne de deuil, ce croissant de lune rendirent à Billie son sourire de fleur.

Mimi l’aida à passer et à boutonner la robe qui pendait sur un cintre, derrière elle. Un empiècement broché d’une seule pièce du cou aux épaules déployait un épais relief blanc, que le panache floral ne désavouait pas. Portée par la confiance, Billie quitta la loge et rejoignit le plus haut du jazz. Au bord des larmes, elle conduisit son public. De sa voix, je ne dirai rien. Qui mieux que ses chansons pourraient parler d’elle ?

 

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